Le Sarkopithèque

LE SARKOPITHÈQUE A POUR BUT D’ARCHIVER PUIS DE RECOUPER LES INFORMATIONS ET RÉFLEXIONS RELATIVES AU CHEF DE L’ÉTAT, À SON GOUVERNEMENT ET À LEURS [MÉ]FAITS. Nicolas Sarkozy a été élu Président de la République le 6 Mai 2007, jour de la Sainte-Prudence. Voyons-y un signe, et non un hasard.

Les mots qui ont fait gagner Sarkozy 04.03.08

nsarkozy.jpg

Si les discours de campagne du candidat de l’UMP à la présidence de la République ont convaincu une majorité de Français, c’est parce qu’ils obéissent à des règles de construction bien précises. Un livre, « Les mots de Nicolas Sarkozy », dévoile les secrets de cette rhétorique de la victoire. En exclusivité, BAKCHICH nous a livré les bonnes feuilles de cet ouvrage éclairant.

C’est d’abord un livre utile. Parce qu’après avoir refermé Les mots de Nicolas Sarkozy (Seuil, sortie le 6 mars), on n’écoutera jamais plus un homme politique de la même façon. À commencer par le chef de l’État. Les auteurs, Louis Jean Calvet et Jean Véronis, tous deux linguistes, se sont livrés au patient décryptage des 300 discours prononcés par l’ancien candidat de l’UMP, tout au long de la campagne présidentielle. Un travail dont le résultat est à la fois étonnamment facile à lire et singulièrement instructif. À tel point qu’on peut se demander si, à leur corps défendant, les auteurs n’ont pas écrit là le parfait manuel de rhétorique pour les futurs candidats à l’Élysée.

Les techniques, les pièges, les ruses sont inventoriées. Pour la première fois, on comprend vraiment pourquoi et comment les mots de Nicolas Sarkozy ont fait mouche. Des phrases courtes, des répétitions jusqu’à plus soif, des marqueurs qui instaurent une fausse connivence, un vocabulaire appauvri à dessein…

Et puis le contenu. Une vampirisation systématique du discours des adversaires. Aux socialistes, on dérobe le travail et les travailleurs, au centre l’humanisme, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite, l’anticapitalisme… On réécrit l’histoire, on se pose en victime, on dénonce la pensée unique… Autant d’impressions sinon d’intuitions que les uns où les autres ont pu ressentir à un moment de la campagne. Sans jamais vraiment parvenir à les étayer.

Quantifier l’apport d’Henri Guaino aux discours de Sarkozy.

À grand renfort de tableaux et de graphiques, Louis-Jean Calvet et Jean Véronis viennent combler cette lacune. Plus fort encore, ils sont parvenus à quantifier l’apport d’Henri Guaino, la plume de celui qui n’était encore que candidat à l’élection présidentielle. À tel point qu’on se demande vraiment si Nicolas Sarkozy aurait fait le poids sans ce formidable aspirateur intellectuel. Et si le candidat de l’UMP n’avait été qu’une marionnette aux mains d’un Gepetto de talent ? Les auteurs laissent la question ouverte, mais tout l’ouvrage tend à répondre par l’affirmative.

Paradoxe, ce vade-mecum de la victoire est aussi une clé pour comprendre le trou d’air que connaît aujourd’hui le chef de l’État. A trop piller le fonds de commerce idéologique des uns et des autres, il était fatal que les concepts finissent par se télescoper. Comment être, par exemple, à la fois le président du pouvoir d’achat et l’émule de Margaret Thatcher ?

Pire, au terme de la démonstration, le lecteur en vient à se demander si Nicolas Sarkozy a des convictions qui lui soient propres. À trop capter les héritages, à vouloir épouser tous les discours, soulignent les auteurs, il finit par donner de lui l’image d’un simple expert en « récitation ». Un bagage insuffisant, on en conviendra, pour occuper la fonction qui est la sienne.

.


.

style.jpg

DES PHRASES COURTES

Le style de Nicolas Sarkozy se distingue d’abord par des phrases courtes. Alors que Ségolène Royal prononce des phrases de plus de 27 mots de longueur en moyenne, les discours de Nicolas Sarkozy sont composés de phrases 30 % plus courtes, de l’ordre de 21 mots.

Parmi les quatre principaux candidats, c’est celui qui a les phrases les plus brèves. Pour le lecteur non averti, ces chiffres ne signifient pas grand-chose. Prenons donc quelques bases de comparaison : on observe des longueurs des phrases de l’ordre de 25 mots dans le journal Le Monde, de seulement 19 mots dans Notre-Dame de Paris de Hugo. Le record de brièveté est atteint par le Petit Prince de Saint-Exupéry : moins de 10 mots.

On a observé tout au long de la Ve République une tendance au raccourcissement des phrases. Le général de Gaulle et Pompidou faisaient des phrases de l’ordre de 30 mots de long. C’est Valéry Giscard d’Estaing qui a inauguré un style plus dynamique, en faisant tomber la longueur des phrases de ses discours à moins de 24 mots.

jpg_fig1-3fb53.jpg

Nicolas Sarkozy va donc plus loin dans cette direction, tandis que Ségolène Royal revient à un style de phrases complexes presque aussi longues que celles de la IIIe République et des débuts de la Ve.

Or, ce qui était la norme du temps de De Gaulle et Pompidou ne l’est plus aujourd’hui. L’auditeur moyen a depuis plusieurs décennies son oreille formatée pour un discours politique plus alerte, sans parler également de l’accélération du tempo dans tous les médias audiovisuels (films, publicité, etc.). La perception qui se dégage du discours de Ségolène Royal est donc inévitablement celle d’une parole complexe et alambiquée – d’autant, comme nous le verrons plus loin, que d’autres facteurs linguistiques viennent corroborer ce sentiment.

La différence était particulièrement sensible lors du débat télévisé Sarkozy-Royal, où la candidate socialiste partait en longues tirades, enchaînant les subordonnées les unes aux autres, tandis que Nicolas Sarkozy lui répondait par phrases brèves, directes et incisives.

UN VOCABULAIRE LIMITÉ

Les phrases sont courtes, et le vocabulaire est limité. Sur l’ensemble des discours de campagne, Jean-Marie Le Pen se distingue comme le candidat qui fait preuve de la plus grande « richesse » de vocabulaire (ce mot est employé sans jugement de valeur bien entendu).

Sur 1 000 mots pris au hasard dans ses textes, 514 en moyenne sont différents. Nicolas Sarkozy est à peu près à égalité avec Ségolène Royal et François Bayrou avec 450 mots différents environ pour 1 000 mots, mais à nouveau, on s’aperçoit que les discours dus à Henri Guaino, les plus exposés médiatiquement, se distinguent par leur plus grande simplicité de vocabulaire : son indice de richesse lexicale tombe à 428, alors qu’il monte à 480 pour les autres plumes, ce qui confirme leur vision technocratique du discours politique. On pourrait objecter que celles-ci ayant principalement pour fonction l’écriture de discours sur des thèmes spécialisés et multiples, il est normal que celles-ci fassent appel à plus de mots différents que les discours généralistes de Guaino. Les statistiques nous montrent cependant que si l’on calcule l’indice de richesse lexicale discours par discours, il reste très élevé pour les autres plumes, alors que sur chaque thème particulier, le vocabulaire devrait se restreindre.

jpg_fig2-86f9c.jpg

La comparaison avec les autres présidents de la Ve République est également intéressante. On voit sur la figure ci-dessous que la richesse lexicale des discours a eu tendance à diminuer au cours des décennies, avec, à nouveau, une inflexion nette due à Valéry Giscard d’Estaing. Si la richesse moyenne du vocabulaire de Nicolas Sarkozy, toutes plumes mélangées, ne diminue que peu par rapport à celle de Jacques Chirac, on peut constater qu’Henri Guaino porte plus loin que jamais la simplification lexicale de la parole politique.

jpg_fig3-eb168.jpg

DES RÉPÉTITIONS OMNIPRÉSENTES

Concision et simplicité se doublent d’une répétition quasi obsessionnelle des formules et des éléments de discours. Le procédé rhétorique le plus fréquent chez Nicolas Sarkozy, qui donne un élan particulier à ses textes, est celui de l’anaphore, c’est-à-dire la répétition des débuts de phrases, un procédé souvent utilisé dans le théâtre ou la poésie, comme dans ces vers célébrissimes de Corneille (Horace) :

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton coeur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Un exemple de discours à répétitions : Caen, 9 mars 2007.

Qu’est-ce que la France au fond sinon une multitude de provinces et de petits pays très anciens qui ont une histoire, une culture, sinon une multitude de petites patries qui en forment ensemble une grande ?
Qu’est-ce que la France, sinon des provinces qui, selon la belle formule de Michelet, « se sont comprises et se sont aimées » ? Des provinces dans lesquelles chacun a des racines qui restent vivaces même pour celui qui s’en est éloigné.
Qu’est-ce que la France ? La France est un miracle. Ce miracle est politique. Il est intellectuel. Il est moral. Il est culturel.
C’est le miracle de la France de conjuguer une identité si forte avec une aspiration si grande à l’universalisme.
C’est le miracle de la France d’être une grande patrie faite d’une multitude de petites patries unies par une formidable volonté de vivre ensemble, de partager une langue, une histoire, une façon d’être et de penser, où chacun se reconnaît dans un idéal et un destin communs sans que soient effacés les histoires personnelles et les destins particuliers.
C’est le miracle de la France d’avoir forgé de l’unité sans jamais fabriquer de l’uniformité.
C’est le miracle de la France combiner une aussi haute idée de l’État avec une passion aussi grande de la liberté.
C’est le miracle de la France d’être aussi fortement attachée à l’idée de nation et en même temps aussi ouverte sur le monde.
C’est le miracle de la France d’aimer d’une même passion l’égalité et le mérite, le sentiment et la raison.
Mais chacun sent bien que ce miracle est menacé.
La France est une terre charnelle à laquelle chacun se sent rattaché par un lien mystérieux dont il ne sait au fond qu’une chose, c’est qu’il ne peut le couper sans perdre quelque chose de lui même.
La France c’est une culture, un idéal, une idée. « Une âme, un principe spirituel », disait Renan.
La France ce n’est pas une race, la France ce n’est pas une ethnie.
La France c’est tous les hommes qui l’aiment, qui sont prêts à défendre ses idées, ses valeurs, à se battre pour elles.
La France elle est dans les têtes et dans les cœurs.
La France est partout où ses valeurs sont vivantes dans la tête et dans le cœur des hommes.
La France c’est un rêve de civilisation.
La France c’est un rêve d’unité.
La France c’est un rêve d’émancipation.
La France c’est un rêve de grandeur et d’universalité.
La France c’est une vieille nation.
La France ce n’est pas une page blanche. C’est un pays qui a une longue histoire. C’est un pays qui s’est forgé au cours des siècles une identité, une personnalité qu’il faut respecter, qu’on ne peut pas effacer, qu’on ne peut pas ignorer, qui est une part de l’identité de chacun, qui est faite de mille apports, de commémorations, de leçons d’instituteurs, de réminiscences qui se transmettent de génération en génération, de souvenirs d’enfance, de vieilles histoires de grands-pères qui ont fait la guerre et qui racontent à leur tour à leurs petits-enfants ce que leurs grands pères leur ont raconté jadis.
La France c’est un pays qui dissimule dans les replis de son inconscient collectif mille blessures secrètes et autant de fiertés inavouées. C’est une trame mystérieuse de mémoires individuelles et collectives qui rattache chacun d’entre nous, chacun de ceux qui se sentent français, d’où qu’ils viennent, à tout le passé de la nation. Vidéo du discours.

Tous les auteurs utilisent probablement cette figure à un moment ou à un autre, mais il est le seul à en user (certains diront abuser…) de façon aussi systématique.

jpg_fig4-d14f0.jpg

La figure ci-dessus montre la proportion approximative d’anaphores dans les discours des différents candidats. On notera que Jean-Marie Le Pen, pourtant amateur de procédés flamboyants est très sobre en la matière. Les deux groupes de plumes de Sarkozy se séparent très nettement sur ce point : les discours écrits par Henri Guaino émergent, avec près de 44 % d’anaphores (près de la moitié des phrases !), alors que les autres plumes se situent sagement au niveau des autres candidats. Si les formules se répètent et sont martelées dans le même discours, à l’aide notamment, du procédé d’anaphore, elles se répètent également de discours en discours.

On voit que Nicolas Sarkozy bat tous les records, puisque la proportion de ses « copier-coller » atteint 20 %. Le discours est donc répété, martelé, à la fois au cours d’un même meeting et d’un meeting à l’autre. Est-il besoin de préciser que c’est la partie due à Henri Guaino qui présente le plus fort taux de répétition ?

jpg_fig5-bedc4.jpg

UN VOCABULAIRE VERBAL

On a déjà remarqué que le discours politique s’était transformé dans sa structure grammaticale au cours de la seconde moitié du XXe siècle, partant d’un discours nominal (c’est-à-dire où les noms ont une fréquence importante) pour se transformer progressivement en discours de plus en plus verbal (c’est-à-dire où les verbes ont une fréquence importante) 1. La plupart des notions peuvent s’exprimer par l’une ou l’autre catégorie grammaticale : on peut aussi bien dire « la valorisation du travail » que « valoriser le travail », « le respect des règles » que « respecter les règles ». Le discours nominalisé est traditionnellement associé aux discours abstraits, par exemple techniques ou administratifs. Le discours verbal est celui de la conversation courante, ou bien celui de la narration. Un discours politique très nominalisé prend donc une tonalité immanquablement abstraite, technocratique et détachée, tandis qu’un discours verbal donne (à tort ou à raison) l’impression du dynamisme et du mouvement.

Concernant le rapport entre le nombre de noms et le nombre de verbes : Jean-Marie Le Pen se distingue par un discours très nominalisé, proche de celui de la IIIe République ou de celui de De Gaulle, avec près de deux noms pour un verbe. On voit à nouveau l’aspect composite du discours de Nicolas Sarkozy. Une partie de ses plumes écrit de façon technocratique, avec une proportion importante de nominalisations. Mais l’écriture d’Henri Guaino est résolument tournée vers le verbe. De plus, lorsque Guaino utilise des noms, il les qualifie peu. Ce style contraste avec le discours de Ségolène Royal, adepte, elle aussi, du discours nominal ».

les-mots-de-sarkozy.jpg

L’USAGE DU PRONOM « JE »

Sur l’ensemble de ses discours de campagne, Nicolas Sarkozy utilise le pronom « je » environ 17 fois pour 1 000 mots.

C’est beaucoup : le Général de Gaulle, dont on a pourtant, à l’époque, beaucoup critiqué la vision personnelle du pouvoir, utilisait le pronom « je » en moyenne 6 à 7 fois pour 1 000 mots dans ses discours.

Mais pour être tout à fait justes, il nous faut aller plus loin dans l’analyse. Notre collègue Damon Mayaffre a fait remarquer que le discours politique s’est fortement personnalisé dans les dernières décennies : Georges Pompidou utilise « je » 12 fois pour 1 000 mots, Valéry Giscard d’Estaing 15 fois, et François Mitterrand bat tous les records d’égotisme avec 24 « je » pour 1 000 mots, et même jusqu’à 26 dans la dernière année de son « règne » (1994-1995). Jacques Chirac revient à un niveau légèrement plus humble de 18 pour 1 000. Mesuré à l’aune du seul pronom je, le narcissisme sarkozien est donc relatif.

jpg_fig6-e674d.jpg

Au demeurant, Ségolène Royal n’est pas en reste, puisque celle qu’on a parfois présentée comme la fille spirituelle de Mitterrand a utilisé « je » 18 fois pour 1 000 mots pendant la campagne, battant donc d’une courte tête son rival.

jpg_fig7-2abbf.jpg

François Bayrou utilise lui aussi « je » environ 17 fois pour 1 000 mots, c’est-à-dire à peu près autant que Nicolas Sarkozy.En comparaison, Jean-Marie Le Pen apparaît d’une incroyable modestie, puisqu’il utilise le pronom de la première personne seulement un peu plus de 4 fois pour 1 000 mots, moins que le général de Gaulle et moins que les orateurs de la IIIe République. L’image du leader charismatique et le culte de la personnalité dont le président du Front national fait (faisait ?) l’objet ne se reflète donc pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, dans sa propre mise en avant dans ses propos, pas plus que le pouvoir personnel reproché au général de Gaulle ne s’illustrait dans les siens (là s’arrête évidemment la comparaison).

D’où vient alors cette impression d’égotisme extrême qui se dégage du discours de Nicolas Sarkozy ?

Que le lecteur nous pardonne de pousser encore plus loin l’analyse, mais les mots apparaissent rarement tous seuls, et l’impact que produit chacun dépend largement de son contexte et de ses voisins. Deux facteurs cachés changent la donne.

Tout d’abord, les personnes s’opposent et contrastent les unes par rapport aux autres. Le « je », qui marque l’implication personnelle de l’orateur, s’oppose au « nous » et au « vous » collectifs. La grammaire scolaire nous a appris qu’il y avait trois personnes en français (je, tu, il/elle) ou six (avec les pluriels nous, vous, ils/elles), mais cette division, morphologique, reflète mal les catégories conceptuelles de la communication. Je/nous/vous (le « tu » n’apparaît pas dans le discours politique) sont les personnes de l’interlocution, c’est-à-dire qu’elles mettent en prise directe l’orateur et ses auditeurs, tandis que il(s)/elle(s) représentent une personne tierce, une personne de délocution, hors du champ de la situation de communication.

Si l’on prend en compte les proportions relatives de ces trois pronoms de l’interlocution, « je », « nous », « vous », chez les principaux candidats, l’image se modifie radicalement.

Ainsi, par exemple, Ségolène Royal utilise « je » un peu plus souvent que Nicolas Sarkozy dans l’absolu, mais celui-ci utilise moins de verbes aux formes de l’interlocution. En revanche, lorsqu’il le fait, c’est le « je » qui est de très loin prépondérant. Le « nous » et le « vous » apparaissent peu dans son discours, et c’est certainement en très grande partie ce qui crée le sentiment d’égotisme qui s’en dégage. L’interlocution, c’est moi, pourrait-on dire dans son cas.

« JE VEUX »

(…) Au final, les chiffres confirment donc (si on sait les interpréter), le caractère éminemment autocentré du discours sarkozien. Monopolisation du« je » dans l’interlocution, modalisation fondée sur l’expression de la volonté : la formule « je veux » (dont on pourrait sans doute tirer quelques fils psychanalytiques…) condense toute son attitude discursive. Il l’utilise 3 fois plus que François Bayrou et Ségolène Royal, et 164 fois plus que Jean-Marie Le Pen, mais la formule est quasiment absente des discours de ce dernier.

jpg_fig8-621a1.jpg

Sans grande surprise, nous constaterons que le verbe « vouloir » est une caractéristique des discours dus à Henri Guaino. Les autres plumes affectionnent, quant à elles, le verbe devoir…

jpg_fig9-b0771.jpg

Au cours de son discours d’intronisation du 14 janvier 2007 à la Porte de Versailles, Nicolas Sarkozy a martelé 27 fois la formule « Je veux être le président ». Au total, il l’a prononcée 147 fois de janvier à mai 2007…

Cette phrase, qui résume le vœu que le candidat avait formé, paraît-il, depuis son plus jeune âge, constitue en quelque sorte un résumé de toute sa rhétorique de campagne.

Dans l’ouvrage qu’elle a consacré à sa campagne (L’Aube le soir ou la nuit), Yasmina Reza compare parfois le futur président à un enfant : « En l’observant à la mairie de Palavas-les-Flots écouter celui qui introduit son allocution, j’ai l’impression de voir un petit garçon. Quand je dis dans son entourage qu’il a l’air d’un enfant, on me regarde avec stupeur… »

Un petit garçon, un enfant : ces formules peuvent surprendre. Pourtant l’usage que Sarkozy fait du « je », ou du « je veux », les confirme en partie, et l’on se prend à penser à un gamin qui trépigne en hurlant « Je veux ! Je veux pas !

Nicolas Sarkozy a fait des études d’avocat. S’il ne brille guère par la grammaticalité de sa parole spontanée (« ch’u pas le premier », « M’enfin, M’ame Chabot », etc.), il n’en est pas moins un excellent tribun et un maître des « ficelles » oratoires. Nicolas Sarkozy, est expert dans la manipulation rhétorique, très souvent fondée sur la séduction et l’établissement d’une connivence avec l’interlocuteur – tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un journaliste.

« REMARQUABLE »

L’adjectif « remarquable » est l’un des favoris de Nicolas Sarkozy. Lors de la seule interview télévisée du 20 septembre 2007, devant Patrick Poivre d’Arvor et Arlette Chabot, il l’utilise 14 fois. Cécilia, Angela Merkel, Fadela Amara, Claude Guéant, Xavier Darcos, Bernard Kouchner, Valérie Pécresse, Jean-Pierre Jouyet et les autres : tous sont remarquables. La presse n’a pas manqué de le… remarquer, et, évidemment, d’en faire des gorges chaudes.

.

.

Les psychologues verront sans doute dans cet excès de flatterie un besoin inextinguible de séduire, donc d’être aimé, et le rattacheront peut-être à des épisodes d’enfance : l’absence du père que l’on honnit mais dont on voudrait finalement l’affection, l’humiliation sociale du fils de divorcés dans les milieux bourgeois du début des années 1960, etc. Du point de vue de la communication, ce besoin de séduire se traduit en un ensemble de signaux de connivence avec l’interlocuteur. Les journalistes ont largement commenté l’attitude quelque peu envahissante de Nicolas Sarkozy, son tutoiement systématique, son utilisation des prénoms, son contact gestuel et ses plaisanteries. C’est aussi un grand utilisateur des phatiques, c’est-à-dire de petits bouts de phrase qui ne servent à rien du point de vue strictement informationnel, mais qui ont pour fonction d’établir ou de renforcer la communication, de « vérifier que le circuit fonctionne ». Presque toutes ses interviews sont truffées de ces petits signaux destinés à établir une connivence plus ou moins consciente avec ses interlocuteurs, écoutez, vous savez, je vais vous dire, etc., et d’obtenir plus ou moins à leur insu leur sympathie, et si possible leur adhésion.

« ÉCOUTEZ »

« Écoutez, posez-moi la question plus simplement… »
« Écoutez, le SMIC, c’est 17 % des salariés français ». (À Arlette Chabot, À vous de juger, 8 mars 2007).
« Bon, enfin, écoutez, ça c’est des expressions ». (JT TF1, 14 mars 2007).
« Écoutez, j’ai évoqué ces questions sans la volonté de donner des leçons, et ce n’est pas à moi de faire ou de dire les réponses du président Poutine… ». (Conférence de presse au G8, 7 juin 2007).
« Écoutez, il y a des positions de départ, et des positions d’arrivée .(…) La position de la Pologne est bien connue ». (Conférence de presse avec le président de la Pologne, 14 juin 2007)
« Écoutez, avec l’affaire des 35 heures, on a eu plus de chômeurs et on n’a plus parlé des salaires en France ». (Discours aux chantiers de l’entreprise Fontanel à Lyon, 29 juin 2007).
« Dans trois mois, on aura une réflexion sur l’actionnariat, les augmentations de capital et le pacte. Écoutez, c’est exactement ce que l’on souhaitait ». (Conférence de presse avec Angela Merkel, 16 juillet 2007).
« Écoutez, moi j’ai été élu par les Français pour trouver des solutions aux problèmes de la France ». (Interview télévisée TF1/France 2, 20 septembre 2007).
« Écoutez, s’agissant du Canada, il a ratifié le protocole de Kyoto à ma connaissance ». (Point de presse à l’ONU, 24 septembre 2007).
« Écoutez, je n’ai jamais caché mon admiration du dynamisme américain »… (Interview accordée au New York Times, 24 septembre 2007).

« VOUS SAVEZ »

« C’est tout le problème des rencontres avec la presse au fur et à mesure, parce que, vous savez, j’ai l’impression que, depuis hier, la montre a tourné très vite… » (Conférence de presse au G8, 7 juin 2007).
« Vous savez, il y a un chemin jusqu’au 21, au 22 et puis, du 21 au 22, ce sera une longue nuit ». (À propos du prochain Conseil européen, Conférence de presse avec le président de la Pologne, 14 juin 2007).
« Moi, vous savez, je dois tirer les conséquences de ce qui s’est passé. Et je dois le faire comme si cela était arrivé à quelqu’un de ma famille ». (À propos de l’enlèvement et du viol du petit Énis, 20 juillet 2007).
« Je voudrais néanmoins vous dire une chose : vous savez, je suis comme le président Wade, je suis franc ». (Conférence de presse avec le président du Sénégal, 26 juillet 2007).
« Vous le savez, je ne suis pas naïf. Les lois, encore faut-il les appliquer et y consacrer les moyens nécessaires ». (Cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme, 19 septembre 2007).
« Vous savez, je ne fais pas l’exégèse de ce qui se faisait avant, j’essaye d’être cohérent dans ce qui se fait maintenant… — Je suis fier d’être l’ami des Américains. Et vous savez, je le dis au New York Times, mais je l’ai dit aux Français, c’est un peu plus courageux et un peu différent… — Vous savez, ce sont des sujets récurrents dans les discussions que j’ai avec M. Bush ». (Interview accordée au New York Times, 24 septembre 2007).
« Vous savez, nous en avons beaucoup parlé avec M. Kouchner ». (À propos de la prochaine conférence sur le Proche-Orient, point de presse à l’ONU, 25 septembre 2007).

« JE VAIS VOUS DIRE »

« Oui mais enfin je vais vous dire, d’un autre côté il faut aussi être logique. On demande à ce que le monde ne soit pas dominé par une seule puissance… » (Europe 1, 18 juillet 2006)
« Alors je vais vous dire une chose, j’en ai traversé moi-même des crises, et on a annoncé bien souvent que j’étais à terre et que je ne me relèverai pas ». (À propos de Dominique de Villepin, Europe 1, 11 avril 2006).
« Je vais vous dire deux choses. Nous prenons très au sérieux ces menaces ». (À propos du terrorisme, France 2, 14 septembre 2006).
« Je vais vous dire quelque chose, madame Arlette Chabot, vous avez commencé par la constatation du grand mouvement qui a rassemblé les Français… » (Interview télévisée du 14 juillet 2007).
« Mais, Madame, je vais vous dire les choses très simplement : je crois aux échanges commerciaux loyaux, pas déloyaux ». (Conférence de presse avec Gordon Brown, 20 juillet 2007).
« Expliquer qu’il n’y a pas de problème de pouvoir d’achat en France, je vais vous dire les choses, c’est se moquer du monde ». (Université d’été du MEDEF, 30 août 2007).
« Et puis je vais vous dire autre chose. J’avais dit dans la campagne électorale que j’irais chercher les infirmières bulgares, et je ne le regrette pas ». (Cérémonie à la mémoire des victimes du terrorisme, 19 septembre 2007).
« Nous nous sommes dotés d’institutions européennes : Europol, Eurojust. Moi je vais vous dire ce que j’en pense… » (Idem).
« En tout cas, je vais vous dire une chose, je n’ai pas l’habitude de raconter des histoires aux Français, je dis ce que je pense ». (Point de presse à l’ONU, 25 septembre 2007).

QUESTIONS RHÉTORIQUES.

Les questions des hommes politiques sont rarement de vraies questions qui appellent une réponse par oui ou par non, ou par un élément d’information. Il faut dire que les situations de communication que sont le discours et l’interview, leurs exercices favoris, ne s’y prêtent guère : lors des discours, la salle n’a pas le loisir de répondre à l’orateur, elle se contente d’applaudir, et dans les interviews, ce sont normalement les journalistes qui interrogent.

Mais Nicolas Sarkozy aime bien inverser les rôles : c’est lui qui pose les questions. Des questions, dites rhétoriques, c’est-à-dire qui n’appellent pas de réponse, ou plutôt qui entraînent l’assentiment obligatoire de l’interlocuteur, surtout lorsque ces questions sont posées après une mise en contexte émotionnelle et dramatique.

Lorsqu’il dit par exemple : « J’ai vu des tas d’ouvriers qui après 36 ans d’ancienneté gagnaient 1 200 euros, qu’est-ce qu’on fait avec 1 200 euros par mois ? » (À vous de juger, 26 avril 2007), il est difficile de ne pas être d’accord avec lui. Lorsqu’il parle de la jeune enseignante poignardée par un de ses élèves à Étampes, et demande : « Vous croyez vraiment que c’est à l’école de garder un individu qui avait un casier judiciaire à 19 ans en troisième ? » (À vous de juger, 8 mars 2007), il nous faut sans doute nous interroger avec lui. Obtenir l’acquiescement de l’interlocuteur sur les prémisses (qui ne posent pas problème) est une astuce vieille comme le monde pour le mettre en bonne disposition pour accepter les conclusions (qui, elles, méritent discussion).

Si l’on y réfléchit bien, la question ne devrait pas porter sur le diagnostic, mais sur les remèdes… Les questions devraient sans doute être : « Sachant qu’il est difficile de vivre avec 1 200 euros par mois, la bonne solution est-elle de travailler plus pour gagner plus ? » « Sachant qu’il n’est pas raisonnable de garder des délinquants à l’école, la solution est-elle dans les peines planchers pour les mineurs ? »

Le lecteur, quelles que soient ses opinions, admettra sans doute que les questions reformulées ainsi n’entraînent plus une réponse aussi automatique…

LE RENVERSEMENT DES RÔLES.

Nicolas Sarkozy renverse les rôles. C’est lui qui pose les questions…

Dans À vous de juger sur France 2, le 8 mars 2007, par exemple, Arlette Chabot lui demande s’il y aura des franchises sur l’assurance maladie. Sa réponse est une question, comme souvent, dont l’aplomb pourrait laisser penser qu’il n’y a qu’une réponse, celle qu’il induit :

Nicolas Sarkozy — « D’abord, Arlette Chabot, pouvez-vous me dire, y a-t-il une seule assurance qui existe sans une franchise ? Une seule ? »
Arlette Chabot — « Je ne crois pas… »

On voit l’embarras de la journaliste. Elle ne connaît probablement pas la réponse (ce qui est pardonnable), et elle se laisse piéger dans l’acquiescement d’une contrevérité manifeste, puisqu’il existe bel et bien des assurances sans franchise (qui sont évidemment plus chères). Elle aurait pu répondre : « Je ne sais pas ».

Elle aurait pu aussi faire remarquer qu’elle parlait d’assurance sociale, solidaire, et que Nicolas Sarkozy opérait un glissement sémantique notable puisqu’il parlait d’assurance commerciale qui s’applique d’ordinaire aux véhicules et aux habitations. Elle ne l’a pas fait non plus. Il ne s’agit pas de mettre en cause Arlette Chabot, dont le métier et l’expérience sont difficiles à nier. Mais justement, si Nicolas Sarkozy, par son pouvoir de séduction, son aplomb et sa machine rhétorique arrive à piéger les plus grandes stars du journalisme, qu’en est-il avec des journalistes moins expérimentés, comme il doit s’en trouver chaque jour dans la presse et les médias qui l’interrogent ?

jpg_fig18-945d6.jpg

Tous les politiques pratiquent cet artifice, mais Nicolas Sarkozy y excelle. On voit sur cette figure qu’il est celui des quatre grands candidats qui a le plus utilisé les questions dans ses discours de campagne : 20 % de plus que Ségolène Royal et Jean-Marie Le Pen, pas loin du double de François Bayrou.

Illustration : © Loïc Bonhomme